Le soir, retour vers Manhattan, hébétés, saturés, éclairs de lumière traversant les méninges dans le métro, les yeux fermés ouverts sur les instants à peine survenus, conscience à peine éveillée. Olivier roupille, tête renversée, bouche grande ouverte, position abandonnée et peu flatteuse qui me fait sourire, je le prends en photo, il m’en voudra mais je m’en fous, c’est un petit jeu entre amis, je sais qu’il me surprendra à la première occasion, et tant pis pour moi. Je n’arrive pas à lâcher prise, je reste bien éveillé, trop d’images dont je dois m’imprégner, d’odeurs, de sons. Je suis une antenne, un réceptacle, c’est mon métier qui veut ça, je crois. Je suis formé à ouvrir mes écoutilles, à recevoir des bribes de monde. Pourtant, mes jambes sont douloureuses et un fourmillement tranquille me berce le corps. Je suis crevé mais aux aguets. Theo a le regard perdu, Marius se laisse bercer par les cahots un peu brutaux du métro. Il ne va pas falloir les traîner longtemps avant de manger.

Katz’s Delicatessen en ligne de mire. Nous sortons du métro au coin de la 2ème Avenue et de East Houston Street. Toujours rêvé d’écrire un jour un truc comme ça. Une prose façon Ellroy, plein de mots amerloques qui sentent le vécu, comme si pour une fois je faisais partie du film. 2ème et Houston, ça sonne bien polar, borsalino vissé sur le chef, imper beige froissé et mains dans les poches qui étreignent le 44’ Magnum. Yeah. Soit.

Ca y est, le soleil est couché. C’est un autre film qui commence, une autre ambiance, la nuit rugissante de New York, les néons, les putes et les macs aux chaussures bicolores. Je m’emballe encore. Pas trop de néons par ici, pas de pute en vue, de grandes avenues plutôt résidentielles. C’est l’East Side, assez populo quoique conquis récemment par la bohème qui se cherche encore de quoi crécher à Manhattan. Un fronton de cinoche de quartier abandonné, un chantier cerné de palissades, je jette un œil par un trou tout fait exprès, c’est une béance de terre qui se dévoile, quelques machines impressionnantes, on imagine que poussera ici bientôt une tour ou un parking.

Katz, donc, au coin de Ludlow et East Houston Street (les mots roulent et leur saveur me plaît). Ça fait un siècle que le restau nourrit les foules, un vrai delicatessen, touristique certes mais bien vivant, les familles du quartier s’y régalent encore de pickles, de saucisses, de corned-beef ou du fameux sandwich au pastrami. L’endroit est connu à présent parce que c’est ici que Meg Ryan simula un orgasme cinématographique et titanesque face à un Billy Crystal médusé dans « When Harry met Sally ». Meg Ryan, alors l’actrice à mon sens la plus désespérément charmante de l’univers. Je reste songeur une minute ; nous attendons qu’un serveur nous désigne l’une des dizaines de tables qui occupent l’espace. Une tripotée d’employés s’active derrière l’immense comptoir, Katz déborde d’une foule bruyante et joyeuse, chacun sait manifestement quelle est sa place dans cet opéra, et nous nous sentons un peu perdus, nous restons pour l’instant spectateurs, ébahis et affamés. Nous finissons par nous affaler sur des chaises de bois que nous indique une serveuse pressée. Nous ne savons que choisir, nous sommes ici pour goûter le pastrami, c’est incontournable, mais quoi d’autre ? Nous piochons au gré d’inspirations plus ou moins pertinentes, des french fries ici, des boulettes là, des cornichons aussi, des légumes fermentés, c’est cacher et c’est bon. Le sandwich est colossal. Au bout des quelques bouchées juteuse et démesurément grasses et savoureuses, nous saturons, un peu écœurés, et se développe en nous une envie folle de salade verte. Pas normal, ça. Je repose donc mes couverts et mon estomac tente un début de digestion qu’il pressent difficile. Je le laisse faire et en profite pour regarder autour de moi. Un panneau, un peu plus loin : « Send a salami to your boy in the army ». Désuet, mais ça me parle. Moi aussi, si on m’envoyait un salami, ça me ferait plaisir. Une autre inscription, à quelques mètres de moi : « Where Harry met Sally… Hope you have what she had! Enjoy. » Je regarde Olivier et me dis que faut pas pousser Bobonne dans les orties.

J’aime bien le lieu. Les néons, les mille photos de célébrités pas toutes connues, l’effervescence, les odeurs épicées et la sensation que Willy Katz pourrait débarquer n’importe quand, comme il le faisait en 1910.

Marius tente une frite encore, Theo pareil. Le pastrami suinte par les pores d’Olivier. Quant à moi, je fermente comme le choux et les petites carottes. Il est temps de lever le camp.

Il nous reste un ferry à attraper.

Et 100 miles de highway à dévorer.