On m’a parlé de Coney Island. C’est la plage de New York, au sud de Manhattan, une longue promenade, l’océan d’un côté, un parc d’attraction old school de l’autre. Olivier n’y est jamais allé, les garçons sont ravis, c’est parfait. Quarante-cinq minutes de métro à travers Brooklyn, un parcours souvent aérien qui surplombe les playgrounds, les rues arborées, les façades fouettées de graffitis. Pas de touristes dans la rame, une famille met l’ambiance, une douzaine de marmots qui chantent, gueulent, dansent ou s’enfoncent irrémédiablement dans les réalités facebookiennes ou les hip-hops sourds que diffusent leurs casques démesurés. Les parents et la grand-mère sont au diapason, les tantes aussi, débordant de vie et d’énergie expulsée en geysers. Je ne sais s’ils m’agacent ou s’ils me fascinent. Je crois qu’ils me fascinent, c’est la vérité que j’ai sous les yeux, braillarde certes, mais incontestable. Ils sont l’annonce de Coney Island, de ce monde délirant et hyperréaliste que nous découvrons à la sortie de la station « W 8 St – NY Aquarium ».

Au coin de Surf et Stilwell, le berceau de Nathan’s Famous, fabriquant autoproclamé en lettres rouges et vertes des meilleurs hot-dogs du monde. Une institution, pour l’heure assaillie d’une telle foule que nous passons notre chemin. Nous entendons les claquements secs, les grincements, le fracas des manèges, les hurlements sporadiques des passagers. Sur la gauche, le Cyclone, branlantes montagnes russes historiques et classées dont on se demande perplexe si les wagons vont bien rester solidaires. Un tas de bois façon Arne Quinze. J’adore. J’embarque Theo et Marius. Un employé me coince le gras sous la barre de maintien. Je ne respire plus. Je fais frénétiquement signe au sadique qu’il a trop serré, que mon corps va se scinder au premier virage. Peu lui chaut, manifestement. Il reste imperturbable et me laisse me démerder avec les deux parties désormais insensibles de mon abdomen. Les gosses, eux, gardent un silence inquiet. Ils ont peur, ce sont des gosses, après tout. Je suffoque mais j’aime tellement les roller coasters, véritablement, que je ne ressens pas la moindre appréhension. Trois minutes plus tard, disloqué, je rends l’âme, le ventre bleu, la nuque brisée et les bras tétanisés. Les gamins ne disent mot. Theo se fend finalement d’un laconique « Won’t do it again ». Marius, lui, arbore étrangement un sourire à la fois douloureux et béat. En 1927, lors de la construction du Cyclone, on ne s’embarrassait guère de concepts aussi fumeux que « suspensions hydrauliques » ou « freinage progressif ».

Nous rejoignons le boardwalk, c’est-à-dire la digue bordée d’échoppes de  souvenirs en plastique, de stands de junk food en plastique ou de bars en plastique où l’on sert des bières-pression dans des gobelets en plastique. Le tout zébré par une explosion de couleurs vives et de slogans définitifs qui acquièrent à force d’excès une forme de poésie superlative qui me séduit. Tout est « entertainment », divertissement, Coney Island est à l’image d’une Amérique avide de spectacle qui a horreur du vide.

Olivier ne pose pas les fesses sur une grande roue, pas l’orteil dans une maison hantée. Il n’aime pas tellement ça. Il est là pour faire plaisir à son fils. C’est sans tergiversation ce qui lui plaît et ce pour quoi il est venu jusqu’ici. Je le lui ai déjà dit, je crois, mais je l’admire vraiment. Il est capable avec puissance et constance de penser avant tout à l’intégrité, au bien-être de Theo, sans que jamais son ego entre en compte. Un père, un tuteur, qui fait pousser droit son fils. Je n’ai pas sa force morale. Je suis fier de lui et fier d’être son ami.

Nous nous asseyons au soleil et regardons le monde défiler devant nous. C’est le peuple de New York qui vient ici dévorer la plage. Les gros, les trop musclés, les cramés du bronzage, les chauves à banane, les bimbos à mini-shorts ou les mamas débordantes. C’est la vraie vie, laide et tonitruante. Nous sommes heureux d’en faire partie. Nous faisons des grimaces en selfie. Nous sommes la vie aussi.