Lower Manhattan : les valseuses du taureau et le devoir de mémoire

Direction Wall Street via State Street et Broadway. Premiers pas, la tête en l’air donc, vissée à 45°, impossible de baisser le menton jusqu’à ce que… odeur de hot-dog. De petites remorques, à tous les coins de rue, un ou deux gars qui s’affairent, moutarde, ketchup, du chou, qu’est-ce que tu veux ? Theo décrète un rituel : à New York, la journée commence par un hot-dog. Le pain est moelleux, la moutarde douce, la saucisse savoureuse. Qu’il en soit ainsi. Seul Olivier résiste. Il sait. Il est sage. Il vient ici chaque année.

Le taureau de bronze de Bowling Green Park, symbole du capitalisme burné, me fait bien marrer : le mastodonte se fait honteusement tripoter les couilles par une bande ricanante de collégiennes japonaises. A en juger par l’extrême polissage des valseuses, le porteur de fortune se fait ainsi humilier de l’ouverture à la fermeture de la bourse, si je puis dire, et même les jours fériés.

Wall Street, image d’Epinal. Des colonnes, des marches, la star spangled banner accrochée bien haut. Ouais. Les gosses baillent poliment mais gardent l’œil aux aguets. Je pense à Scorsese et Oliver Stone et je me dis que cet endroit a vraiment besoin d’un point de vue ironique. Tel quel, à plat, Wall Street reste un symbole, et pas forcément celui qui me fait rêver. J’ai le Patrick Bateman de « American Psycho » qui me revient en mémoire. Frisson. Il est temps d’aller voir ailleurs si nous n’y sommes pas.

Retour sur Broadway, en route vers le World Trade Center.

Je ne veux ici pas être touriste. Je veux me souvenir, appréhender ce qui fut un tournant de ma vie et de celle de millions d’autres. Devoir de mémoire peut-être, même si je me rappelle trop bien ces images de corps tombant des étages, encore vivants mais pour quelques secondes seulement, de cendres blanches, poussières de papier, de verre, de béton, et d’hommes et de femmes mêlés. Depuis le ferry, déjà, nous avons vu se dresser l’immense tour nouvelle. Elle s’impose maintenant à nous au détour d’un immeuble. Quand on la regarde, de son pied, on n’en voit pas le sommet. La perspective de ses arêtes donne l’idée de deux lignes filantes qui se joignent si haut dans le ciel qu’elles semblent infinies. A l’inverse, marquant l’emplacement des anciennes tours jumelles, deux vastes fontaines sont creusées, cubes inversés dans lesquels l’eau se déverse par les parois, et se déverse plus loin encore, Styx coulant en cascade dans d’autres cubes plus profonds encore, portes mythologiques qui s’ouvrent vers les Enfers. Cernant ces mémoriaux, de longs parapets de bronze où sont gravés les noms des milliers de morts du 11 septembre 2001.

L’émotion, comme toujours pour moi, surgit sans avertir, me serre la gorge et me fait trembler un peu. Je glisse deux mots à Marius, un murmure vraiment, je partage avec lui cette tristesse soudaine. A mon étonnement, mon fils me réclame des explications. Bien sûr. En 2001, il n’était pas né. Ce qui semble faire partie de nous si intimement, nos enfants n’en ont au mieux vu que quelques secondes de reportage lors d’une commémoration. Je lui raconte donc la barbarie qui a frappé pour la première fois de manière si horrible et spectaculaire. Je lui raconte le début de ce qu’il connaît désormais au quotidien et qui j’espère ne cessera son existence durant de le révolter et de lui donner envie de se battre contre l’ignorance et l’inhumanité.

Je souris à Theo et Olivier, à Marius.

Je glisse mes doigts sur quelques lettres de bronze, sur quelques noms qui ne seront jamais oubliés.