Le procès

On m’avait sûrement calomnié car sans avoir rien fait de mal, je fus arrêté un matin. On frappa à la porte et entra un homme que je n’avais encore jamais vu dans la maison. Le personnage portait un habit d’un noir terne.

« Qui êtes-vous ? » demandai-je innocemment. L’homme ignora ma question, pénétra dans le salon et prit ses aises. Ensuite, à mon grand étonnement, un petit rire suivit dans la pièce voisine ; à en juger par le ricanement, j’allais être dénigré, roulé dans la boue et voué aux gémonies. On me demanda de décliner mon identité. Sans avoir pu me défendre, je fus emmené dans un bureau sans fenêtre. Le discours de l’homme en noir fut incompréhensible. Qu’avais-je fait de mal ?

Non, je ne suis pas Joseph K., tragique figure du roman ‘Le Procès’ de Franz Kafka. Je suis le millésime 2017. Mon nom est Bordeaux et mon prénom, c’est Médoc. On m’a accusé de nombreux maux, à tort et à travers.

L’avocat

Quand j’ai été contacté par mon client, je le connaissais bien. J’avais déjà eu l’occasion de le côtoyer, de tremper mes lèvres dans les siennes. Nous étions amis, complices, voire amants. Les soirées vécues ensemble avaient été douces et facétieuses. Comment refuser une caresse lorsque celle-ci est envoûtante ? Comment ne pas sombrer dans une forme d’ivresse lorsque celle-ci est tendre et langoureuse ? Lors de notre contact téléphonique, il me lança : « Maître, on me fait un mauvais procès, défendez-moi ».

Je n’ai fait ni une, ni deux. J’ai retroussé les manches de ma longue toge noire, j’ai réajusté la cravate en soie blanche qui orne mon poitrail et je me suis lancé corps et âme dans cette noble et juste cause : défendre les vins du Médoc nés en 2017.

Le client

Le Médoc est constitué de deux appellations sous-régionales (Médoc et Haut-Médoc) et de six appellations communales (du nord au sud) : Saint-Estèphe, Pauillac, Saint-Julien, Listrac-Médoc, Moulis et Margaux.

Les amateurs et amatrices de vin connaissent l’expression ‘effet millésime’. Autrement dit, une année n’est pas l’autre pour les viticulteurs. Vous comprendrez aisément que si une récolte est soumise à des conditions météorologiques difficiles, il sera moins aisé de produire des grands vins. Les complications peuvent être multiples : l’humidité peut favoriser le développement de champignons (comme le mildiou ou le botrytis, communément appelé pourriture grise), l’absence d’averses peut entraîner un stress hydrique (manque d’eau), des températures trop élevées ou trop basses ont une influence sur la maturité des baies de raisin (taux de sucre et acidité) … et n’oublions pas les épisodes tant redoutés des vignerons que sont le gel et la grêle.

Une année n’est pas l’autre … Les grands frères de 2017 sont nés sous de meilleurs auspices. 2015 et 2016 figurent parmi les plus grandes réussites dans le Médoc. Surtout 2016, qui fut rapidement qualifié de millésime du siècle. Un enfant prodige. Il n’est certes pas facile de grandir dans l’ombre d’un grand frère pareil mais faut-il pour autant jeter le bébé 2017 avec le vin du bain ? Non, non et non !!!

La plaidoirie

Mon client a effectivement subi des gelées nocturnes à la fin du mois d’avril mais il faut bien comprendre que ce phénomène climatique n’est pas intervenu avec la même intensité dans les appellations communales (donc de Saint-Estèphe à Margaux), qui s’étendent sur environ 40 kms du nord au sud, sur une largeur de 5 ou 6 kms. Le gel n’a en fait quasiment pas affecté les quatre appellations les plus prestigieuses (je n’inclus pas ici les ‘cousines’ Listrac et Moulis dans cette plaidoirie), Margaux étant la seule appellation qui a un peu souffert. L’estuaire de la Gironde a joué son rôle habituel de radiateur naturel, mais vous l’aurez compris, de manière un peu moins efficace à Margaux.

Le gel impliqué un peu à tort

Lorsque le gel tombe sur un vignoble au printemps, c’est grave. Si l’accident intervient après le débourrement (lorsque les bourgeons ont éclos), c’est gravissime mais, rassurez-vous, le gel n’est pas une maladie qui attaque la vigne. Dans le pire des cas, le gel peut tuer un pied de vigne ; dans le meilleur des cas, des bourgeons secondaires (des roues de secours, quoi) peuvent prendre le relais et donner naissance à des rameaux, qui à leur tour porteront des grappes de raisin.

Le hic, c’est que ces bourgeons secondaires seront moins généreux dans la mesure où ils démarrent leur cycle végétatif plus tard.  Ils porteront moins de raisin que les bourgeons primaires et les baies risquent d’être moins mûres. L’impact du gel se manifeste donc sous deux formes : perte au niveau de la production et baisse potentielle en termes qualitatifs. Mais c’est là que le savoir-faire du viticulteur et de toute son équipe (chef de culture, maître de chai et œnologue) peut faire la différence.

La presse

Dire que 2017 est un mauvais millésime dans le Médoc est une affabulation, voire un mensonge éhonté. Cette rumeur s’est répandue dans les médias après les épisodes de gel. La presse, toujours friande de mauvaises nouvelles, s’est laissée aller à des articles catastrophiques : les vins du Médoc ont été logés à la même enseigne que toutes les appellations du Bordelais. En revanche, lors des dégustations au printemps 2018 des vins en primeur (avant donc leur élevage en barrique ou en cuve), les critiques spécialisés ramaient déjà à contre-courant des flots négatifs, signalant ici et là de très belles réussites.

Les experts

Les œnologues de Bordeaux vous diront que ce sont bien plus les pluies de septembre qui ont compromis la maturité des baies de raisin, produisant des vins parfois un peu ‘verts’ ou dilués. En revanche, les Châteaux qui bénéficient d’un terroir argilo-calcaire là où le Merlot est plus tardif, ont pu vendanger plus tard lorsque le soleil était de nouveau de la partie à partir du 20 septembre. La même logique s’applique au Cabernet sauvignon dont la maturation est plus lente. Les grandes réussites s’expliquent encore une fois par l’expertise des viticulteurs : postposer la date des vendanges et effectuer un tri sévère des baies de raisin, si nécessaire.

Nous, les consommateurs

Un autre élément qui a joué en défaveur de 2017, c’est le commentaire entendu et répété un peu partout : ce n’est pas un millésime de grande garde. C’est un fait. Et alors ? Moi, je dis : tant mieux ! En fait, c’est même plutôt une bonne nouvelle pour nous, consommateurs. Quel est l’intérêt, je vous le demande, Monsieur le juge, d’acheter uniquement des vins de garde ? 2017 est prêt à être bu aujourd’hui. C’est un avantage énorme. Qui plus est, à un prix extrêmement intéressant. On parle d’une baisse de l’ordre de 15 à 20 % par rapport au grand 2016.

La parole est au prévenu

J’apporte devant le Tribunal quelques flacons de ce soi-disant fâcheux millésime. Il s’agit uniquement de crus non classés du Médoc ou de seconds vins d’un cru classé. Tous ces vins se situent dans une fourchette de prix entre 20 et 30 EUR.

Château Siran 2017 (Margaux)
16/20 – La finesse et la puissance sont au rendez-vous. L’équilibre entre le fruit, les tannins et l’acidité est majestueux. Le vin a véritablement sorti le tout grand jeu le lendemain de son ouverture. Il avait vraisemblablement envie de respirer (il avait besoin d’un peu d’oxygène, quoi). Il s’est attendri et a commencé à faire les yeux doux. Siran est déjà une belle jeune fille à épouser.

Château Labégorce 2017 (Margaux)
15/20 – Le vin se révèle déjà élégant même si en milieu de bouche, des tannins pas encore arrondis se manifestent. Étonnamment, c’est ce vin-ci qui se révèle le plus charpenté alors que les vins de Margaux ont la réputation d’être les vins les plus féminins du Médoc. Vraisemblablement, ce Labégorce porte les stigmates du gel (celui-ci a touché 30 % de la propriété) avec des tannins aujourd’hui un peu marqués mais si vous le laissez en cave encore un an ou deux, ils s’arrondiront sans l’ombre d’un doute. Cela dit, si vous appréciez les vins qui ont de la mâche, n’hésitez pas !

Marquis de Calon 2017 (Saint-Estèphe, second vin du Château Calon-Ségur)
16/20 – Le nez est intense, les fruits rouges explosent littéralement. Une petite nuance florale (violette, pivoine) vient ensuite chatouiller le nez. Quelle gourmandise en bouche ! Le vin est fondant, savoureux. Un véritable bonbon en bouche, une révélation. L’élément le plus frustrant, c’est regarder la bouteille et constater qu’elle est déjà vide.

Château Capbern 2017 (Saint-Estèphe)
15/20 – C’est en quelque sorte le cousin du Marquis de Calon (ce sont les mêmes propriétaires). La même équipe est donc aux commandes, ce qui est un gage de qualité. D’une finesse juteuse avec un joli milieu de bouche, il évoque immédiatement les fruits noirs et le tabac. Les tannins s’avèrent tendres et gracieux. La finale salivante est longue et fraîche. Un vin franchement savoureux.

Château Lalande-Borie 2017 (Saint-Julien, depuis le millésime 2018, il s’appelle Le Petit Ducru de Ducru- Beaucaillou)
15/20 – Une très belle introduction aux vins de Saint-Julien. Au palais, le vin est généreux, avec une bouche dotée d’une solide colonne vertébrale sur des tannins mûrs à la chair moelleuse. La longueur persistante de la finale s’achève dans l’élégance et la finesse.

Lacoste-Borie 2017 (Pauillac, second vin du Château Grand-Puy Lacoste)
15/20 – Bien Pauillacais dans sa constitution : de la matière et de la structure. Le Lacoste-Borie 2017 laisse échapper des notes de cassis, de griottes et de myrtilles. Moyennement corsé, le palais présente une ligne vive et des tannins bien maîtrisés et doux.

Si vous voulez épater la galerie pour des prix plutôt modiques (pour rappel, nous nous situons dans une tranche entre 20 et 30 EUR), servez un de ces vins. Ils sont avenants et subtils à la fois. Ils sont encore disponibles dans le commerce (notamment sur le site https://grandsvins.colruyt.be).

L’ensemble de ces vins se marieront bien avec un rôti de veau aux morilles, des brochettes de bœuf au poivre vert, un coucou de Malines sauce chasseur. Pour le Pauillac, des mignonettes d’agneau au beurre d’ail seront un compagnon de route idéal.

Le jugement

Le Tribunal a rendu son jugement. En règle générale, 2017 a produit dans le Médoc des vins charmeurs, frais et croquants, avec une matière élégante. Les vins de Saint-Estèphe, Pauillac et Saint-Julien sont très beaux, voire séduisants. La situation est un peu plus mitigée sur Margaux, avec de très belles réussites quand même. Les prix sont une bénédiction. La magnifique surprise, c’est l’éclat des vins de Saint-Estèphe. Même si ces vins sont déjà délicieux aujourd’hui, ils se bonifieront encore en cave.

Mon client me téléphone et me remercie chaleureusement : « Je suis sauvé, je revis ». Je souris malicieusement. Je range mon salon et tombe à nouveau sur le roman de Kafka.

Après avoir échangé quelques politesses entre eux, les deux bourreaux s’avancèrent. L’un d’entre eux s’approcha de Josef K. et lui retira sa veste, son gilet et sa chemise. Ils cherchaient un endroit qui pût convenir dans la carrière. Ils trouvèrent une belle pierre plate, bien lisse. Les deux messieurs assirent Josef K. sur le sol, l’inclinèrent contre la pierre et posèrent sa tête dessus …