Il y a peu, nous avons atteint la stratosphère. Un vol direction le firmament, sans étape, un grand huit intersidéral et défrisant. Les occupants de la navette spatiale savaient bien dans quoi ils embarquaient. Repas au Sea Grill et dégustation unique des bourgognes du domaine Armand Rousseau, il n’y avait pas grand  risque de se tromper de planète. Ça n’a pas manqué, tout le gotha était là, journalistes, restaurateurs, cavistes. Et le gotha avait bien raison, pardi, il a touché les cimes comme un seul palais. J’y reviendrai un peu plus tard.

Il faut que je vous dise : je suis diablement vernis et, chaque jour, je lance un « merci, merci, merci » à la vie de me permettre de fourrer mon nez là où aucun nez n’a mis le pied et de tremper mes lèvres là où etc.. C’est que je fais un beau métier. Un caviste n’est pas un spécialiste en construction de caves ou un gars qu’on enferme au sous-sol quand il devient pénible, non, un caviste « travaille » dans une cave à VINS. Des dizaines de milliers de bouteilles défilent sous mes yeux tous les matins, merci, merci, merci.

Certaines, pourtant, me sont interdites, tout simplement parce qu’elles sont trrrrès rares ou trrrrès chères et qu’il est hors de question de les ouvrir « juste pour voir ». Tous les jours donc, je passe devant, et les convoite béatement, émerveillé stupidement par l’étiquette et l’appellation gravée qui sont pour moi comme des affiches de cinéma et des noms de stars au firmament de leur gloire. Bref. Ce n’est pas tout de suite que Pacino m’accueillera à la maison pour manger des sushis ou que j’irai boire un coup en refaisant le monde avec Lauren Bacall parce qu’elle n’aura rien de mieux à faire samedi soir (d’autant qu’elle est hélas un peu décédée).

Il arrive cependant, et c’est remarquable, que, par un heureux coup du sort, merci, merci, merci, je puisse dîner avec Kubrick ou Jacques Audiard.

J’ai trois ou quatre étincelles, des éruptions plutôt, des moments suspendus et cristallisants qui se rappellent à moi.

Il y a une dizaine d’années, l’un de nos bons clients, fine bouche, bon vivant et partageur, avait l’heureuse habitude de garder un quart de chacun des grands flacons qu’il débouchait pour faire l’éducation des jeunes cavistes que nous étions, Vincent et moi. Sacrément généreux de sa part, vous en conviendrez, et j’en profite pour lui exprimer mon infinie gratitude. Tous les vins qu’il nous faisait ainsi découvrir ne nous faisaient pas non plus décoller, il me revient par exemple un Château Margaux 2002 qui m’avait laissé froid et dubitatif, c’est un comble. Je me demandais comment diable on pouvait débourser plusieurs centaines de kopecks pour un jus aussi austère, tannique et, dirais-je, peu enthousiasmant. Ce 2002 était tout gamin, et pas né la meilleure année, il avait fait un temps belge à Bordeaux, le pauvre, comment vouliez-vous qu’il se fût épanoui ? Soit.

Peu de temps après, c’est un Grands-Echezeaux 1999 de la Romanée-Conti que le bonhomme eut l’idée insensée de partager avec nous. Merci, merci, merci.

Les mots qui nous sont venus étaient « feu d’artifice », « explosion de joie » et « bordel de merde ». Vincent et moi avons compris qu’au-delà de tout ce que nous avions déjà dégusté, il existait des vins extra-terrestres, ou ultra-terrestres sans doute, et qui pouvaient aisément nous rendre marteaux.

La seconde fois que nous avons pu approcher la Romanée-Conti, c’est un autre client, furieux celui-là, qui nous a rapporté une Romanée-Saint-Vivant 2000. Il la trouvait immonde, bonne à décoller les gencives ou à déboucher les éviers, il exigeait un remboursement séance tenante, quelle arnaque etc. . Moment gênant. L’homme nous invite à goûter pour constater. Nous constatons en effet. Que le vin est immense, sublime, qu’il présente indubitablement une « certaine acidité », comme disent les académiciens de la picole, c’est l’année et le pinot noir qui veulent ça, mais qu’il est assurément magique. J’en veux au furibond de devoir découvrir cette merveille dans ces conditions. L’ami Boschman, meilleur sommelier de Belgique, arrive juste à point, pile-poil au bon moment (ce qui est assez rare chez lui), met son tarin dans le verre et confirme la haute qualité du bourgogne. Le client reste coi, l’autorité suprême a causé. Merci Éric, tu nous as bien aidés ce jour-là.

Je repense aussi à un Château Rayas 2002 ouvert par un ami toqué de la dive et toujours généreux. Tout Châteauneuf-du-Pape était sous la flotte cette année-là, la robe du vin est translucide, à tel point qu’on le croit décharné, fichu, cané. Nenni, c’est un miracle, Rayas a parlé, il est grandiose, inoubliable, hors norme et se place illico dans mon panthéon, tout en haut. Indétrônable, parce qu’il a fait surgir la beauté là où on ne l’attendait pas.

Et pour finir, donc, même si la liste est loin d’être exhaustive, la rencontre avec Éric Rousseau, petit-fils d’Armand. Le bonhomme fait plaisir à voir. Un vigneron, un vrai, pas un œnologue de salon. En l’occurrence, c’est la famille Pirard, vénérable et décoiffante pourvoyeuse de boutanches exceptionnelles qui l’invitait, grâce lui soit rendue.

Les vins du Domaine Armand Rousseau font partie de l’élite, comme on dit. C’est-à-dire qu’ils sont introuvables ou presque et que les amateurs tueraient père et mère pour pouvoir en acheter un tiers de caisse. Faut dire que la production est minime, 15 hectares qui produisent 65000 bouteilles à tout casser, ce qui est infime et décourageant pour le chasseur de grands crus. Mais là n’est pas la question. Le sieur Rousseau nous a proposé son gevrey et son mazy-chambertin sur trois millésimes, 2013, 2003 et 1999, et son chambertin-clos-de-bèze sur 2013, 2003 et 1996. Merci, merci, merci.

Je ne vous ferai pas l’apologie des vins, ils sont tous formidables, bien sûr. Mais ce qui est véritablement remarquable, c’est cette sensation de ligne droite tendue entre les années. La familiarité. Le terroir, quel qu’il soit, supplante systématiquement les millésimes, rapprochant de manière inconcevable les 2013 et les 2003 par exemple, qui sont normalement opposés dans leur style.

Toutes ces bouteilles sont gravées dans la tête de ceux qui les ont bues. Et, au-delà des pensées et des mots, elles rejaillissent comme de la joie pure, comme des éclats brillants qui nous laissent interdits, le sourire aux lèvres et l’œil admiratif. Elles sont, comme les livres que nous avons adorés, les films qui nous ont marqués où les paysages qui nous ont éblouis, des jalons de notre existence.

C’est alors que le vin devient mémoire, que le vin devient histoire, que le vin devient vivant.